De la pratique
Clarisse Protat
Club ASAP 02
mai 2023
Temps de lecture : 5 min
Une défense du mésusage, de la poésie schizophrène et du jeu de mot laid
Reprenons l’exemple de l’affaire Sokal déjà citée et l’ouvrage Impostures Intellectuelles1 dans lequel Alan Sokal précise qu’il existe des degrés d’imprécision dans le processus d’emprunt d’une théorie.
En nous basant sur cette idée de gradation, nous appelleront l’une des extimité « importation » et l’autre « imposture ». Sachant qu’entre ces extrêmes, une infinité de postures est possible, dès lors qu’un architecte fait un emprunt théorique à un autre champ, il oscille entre les deux. Or la question posée aujourd’hui est : comment on pousser le curseur vers l’importation ?
L'hypothèse que nous allons introduire, qui a d’ailleurs quasiment déjà été évoquée par Sokal lui-même, reposera sur la nécessité du recours à l’expérimentation. Alors que l’imposture viendrait d’une « élaboration théorique indépendante de tout test empirique »2, l’importation reposerait plutôt sur une confrontation à la pratique.
Prenons un exemple que nous allons pouvoir largement remettre en question puisque, bingo, nous en sommes les auteurs. Il s’agit d’une tentative de classification des éléments constitutifs du paysage qui s’appuie, entre-autre, sur la définition du paysagedonnée par Simone et Lucien Kroll*. Pour cela, nous avons utilisé la classification périodique des éléments inventée par Mendeleïev en 1869. Nous avons ainsi créé une sorte de « tableau des éléments du paysage» en allant piocher dans le champ de la chimie, sans toutefois avoir de quelconques connaissances dans le domaine.
Voir l'article complet : Le paysage d'après Mendeleiev
* Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 1999
Tableau périodique du paysage, Exposition Tuez vos Pères
Afin de nous éloigner de l’imposture, il nous faudrait soumettre notre tableau du paysage au fameux « test pratique ». Une première poste serait de le concevoir avec des chimistes et ainsi de nous diriger tout doucement vers plus de vérité.
Cependant, nous avons déjà vu que ce qui fait la force d’une théorie, ce n’est pas sa capacité à se rapprocher de la vérité mais plutôt ce qu’elle permet de produire: c’est à dire son potentiel opérant*.
C’est donc plutôt l’opérabilité ou l’utilité que doit permettre de vérifier le fameux « test empirique»** et non la véracité, ça fait d’un coup beaucoup plus sens...
* Opérant n’étant pas ici réduit au sens d’une réalisation pragmatique, il s’agit aussi de scénariser, fabriquer des imaginaires,...
** Cf Kant, les allers-retours entre pratique et théorie sont une des conditions nécessaires à faire qu’une théorie existe en tant que théorie
Il nous faut donc jouer à notre jeu: c’est le meilleur moyen de tester son utilité. Ainsi au fil des parties, on fait disparaître les emprunts de langage scientifiques abusifs, pour ne garder que la structure opérante. Ainsi ce que nous importons du champ de la chimie est seulement une matrice efficace, une façon d’organiser et de hiérarchiser les éléments du paysage.
La mise à l’épreuve de l’usage nous a permis d’éliminer le superflu. Ce qu’il reste, c’est le véritable import : la structure et comment elle articule tous les éléments son champ d’origine.
C’est un peu le même phénomène qu’on retrouve au sein des mémoires et des thèses d’architecture dont les problématiques sont souvent présentées sous forme d’équation. Ici, l’import mathématique n’est pas une imposture mais simplement un outil extra-architectural qui permet de structurer le propos et d’articuler les parties.
Notes par Alessandro Poli pour le film Archittetura Interplanetaria, Superstudio, 1970-1971 Utilisation de l’Unviers et de son énergie pour une architecture globale
Et du coup en architecture ?
Ça nous semble justement être le propre de l’architecture cette histoire d’articulation, d’agencement d’éléments entre eux.
Le tout, c’est que ça tienne bon.
« Tout ce que j’ai fait a toujours découlé d’une pensée qui était instantanément constructive. Je n’ai jamais eu une vision ou une forme à l’esprit, je n’ai pas de style. Je n’ai jamais dessiné de formes. J’ai fait des constructions qui avaient une forme.»
Jean Prouvé, Propos reproduits dans Plan Libre N°160, Septembre 2018
MAIS POURQUOI DIABLE ALLONS-NOUS VOIR AILLEURS ?
Nous ouvrons maintenant une hypothèse un peu plus générale. Et si notre façon à nous réfugiez de façon assez systématique des champs extra-architecturaux ne venait pas tout simplement d’un manque de connaissance de notre propre champ ?
Ce ne serait donc ni une volonté de se montrer plus érudit que les autres, ni une
stratégie pour éviter la critique, mais juste une méconnaissance, notamment des termes, de notre propre domaine, qui nous pousserait à utiliser ceux des autres disciplines.
« A l’échelle de la construction, Le Corbusier établit un rapport entre des systèmes architecturaux et d’autres systèmes, tels que la technologie, le tourisme, les sports et la géométrie. […] La géométrie, par exemple, a tenu lieu de code interne pour le contrôle des formes depuis la période classique de l’architecture grecque. Elle n’avait cependant pas contribué à fournir le vocabulaire formel lui-même, les lignes régulatrices géométriques étant les éléments ‘invisibles’ de la construction.»
Agrest Diana, Léger Jean-Marie (traduction), Design versus non-design. Communications, 27, 1977 Sémiotique de l’espace, pp. 79- 102
L’architecte et théoricienne Diana Agrest évoque dans son ouvrage la « traduction de systèmes extra-architecturaux en systèmes intra-architecturaux », notamment par la figure de la métaphore (voir la métaphore nautique de Le Corbusier pour la villa Savoye). On apprend alors que le vocabulaire propre à l’architecture est non seulement complexe, mais surtout, qu’il évolue au fil des siècles. Elle précise en effet dans la suite du texte que Le Corbusier a fait de la géométrie une source du vocabulaire formel en deux et trois dimensions, ce qui n’était pas le cas avant.
Nous devons donc chercher un vocabulaire lié à la pratique, afin de développer des
théories opérantes. Pourquoi donc ne pas emboiter le pas à ceux qui élaborent leurs
théories en utilisant le vocabulaire de la construction ? D’autant que nous avons déjà
en notre possession de sacrés dictionnaires comportant ce langage : les règlementations.
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# | Titre | Auteur | |
---|---|---|---|
200 | Import = Apport ? | ASAP | Club #02 |
201 | Psychopathologie de la ville quotidienne | Cristiano Gerardi | Club #02 |
202 | De la pratique | Clarisse Protat | Club #02 |
203 | Architecture comme média | Basile Sordet | Club #02 |
204 | Le droit de citer | Hugo Forté | Club #02 |