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Attentes et résolution, perception de l'émotion en musique

Sirine Ammour

Club ASAP 05
janvier 2025


Temps de lecture : 5 min

Ce n’est qu’à partir de la naissance de l’esthétique, marquée par la parution du livre Æsthetica de Alexander G. Baumgarten (1750), que la question de la relation entre émotion et architecture devient centrale.
Jusque-là est acceptée communément l’injonction d’un beau objectif, supposé indépendant de la sensibilité des sujets percevants. Or s’il existait un beau universel, ceux qui ne le perçoivent pas seraient pathologiques. C’est donc dès le XVIe et XVIIe siècle que ce néologisme amène à considérer la relation entre un sujet percevant sensible et l’objet perçu.* .

* « Une architecture peut-elle être émotionnelle ? », Jean-Louis Genard et Judith le Maire, Architecture émotionnelle: matière à penser, Collection La Muette, 2011

Cette réflexion invite à explorer la dimension cognitive du processus de perception.
Si l’on part du présupposé que le phénomène de cognition face à une œuvre architecturale est comparable à celui face à l’œuvre musicale, il semble intéressant de se pencher sur les études comportementales en musique.
Nous admetterons ici qu’il existe une corrélation entre la syntaxe musicale, système d’écriture lié à une théorie compositionnelle et la syntaxe spatiale, englobant un ensemble de théories et de techniques pour l’analyse des configurations spatiales.

Analyse hiérarchique de bb. 1-8 from J. S. Bach’s chorale «Christus, der ist mein Leben». Fred Lerdahl, Tonal Pitch Space, 2001

Lors d’un colloque du Collège de France (2008), Emmanuel Bigand — enseignant-chercheur et musicien — présente une analyse des processus qui sous-tendent les émotions dans la musique et leurs points communs avec le langage.
Il rappelle qu’il existe, certes, des sources d’émotion qui sont extérieures à l’œuvre, comme l’association d’un évènement à une œuvre en particulier (Ce que nous pouvons comparer à une architecture qui convoque la mémoire collective).
Mais, il part du principe qu’il existe d’autres sources d’émotions, propres à l’œuvre elle même. Il explore alors l’hypothèse selon laquelle l’expression et l’émotion viendraient de la composition que l’auteur imprime dans la matière sonore.

Pour chercher les liens entre syntaxe musicale et émotion, E. Bigand se repose sur l’ouvrage du musicologue Léonard Meyer Emotion and meaning in music (1956) faisant le lien entre syntaxe musicale, attentes perceptives et émotion.

« Emotion or affect is arroused when a tendance (to think or to act in a particular way) is arrested or inhibited »

Léonard Meyer, Emotion and Meaning in Music, University of Chicago Press, 1956

Bigand affirme que lorsqu’on écoute une œuvre, nous ne pouvons nous empêcher d’émettre des attentes sur ce qui va suivre, sur les événements, les structures qui arrivent. Ses études comportementales montrent entre autres que le retardement de ces attentes et leur résolution tardive provoquent des émotions.
«La musique est structurée par des attentes qui s’emboîtent et qui opèrent à plusieurs échelles de temps. Plus les attentes perceptives — tensions, détentes — s’installant entre les événements musicaux vont se multiplier, s’enchâsser, plus forte sera l’expérience musicale. Plus il y a de suspense et de tension, plus forte sera l’émotion liée à la résolution de ces tensions. S’établit un jeu entre le compositeur et l’auditeur. Les modulations ou les changements de tonalités sont ainsi vécus comme des effets expressifs chez les auditeurs.»

Cette réaction émotionnelle face à la violation des attentes harmoniques rappelle les intentions du Baroque friand de contrastes expressifs, comme l’usage du clair-obscur.
En architecture comme dans d’autres arts, le Baroque module des procédés syntaxiques - comme les systèmes d’oppositions, lumière/ombre, vide/plein - permettant à la forme de susciter une émotion forte. Ces mouvements expressifs manipulent une grammaire architecturale à la recherche de l’effet, et ce de manière plus ou moins subtil.

Dans le livre Architecture inefficiente (2016), pour critiquer l’architecture «spectaculaire», Luigi Snozzi évoque Stravinsky faisant l’éloge de la ressemblance et critiquant le contraste.*
Il oppose Bach, sa recherche de la longue durée, le travail des nuances et de la variation, à Wagner représentant du Romantisme qui produit au contraire des émotions immédiates, faciles à percevoir et de courte durée. Les deux composent et manipulent des procédés syntaxiques plus ou moins complexes menant intentionnellement vers une émotion perçue plus ou moins finement

* Luigi Snozzi, Fabio Merlini, L’architecture inefficiente, Ed. Cosa Mentale, 2016

En architecture, forme et rythme sont les composantes d’un parcours qui s’inscrit dans une temporalité. Proche des procédés musicaux, le travail de la séquence, du vide, de la tension sont, entre autres, des outils de composition architecturale qui permettent à l’architecte, comme au compositeur, d’écrire une phrase, un parcours.
Grâce à ses études comportementales, Bigand démontre que la composition de la « forme » musicale peut être à l’origine d’une émotion. Pour répondre au sujet de ce débat, nous pouvons émettre l’hypothèse, que d’une manière similaire, par les procédés syntaxiques, la « forme » en architecture peut générer de l’émotion chez l’usager, jouant des attentes et de leurs résolutions dans le parcours qu’il expérimente.

Schémas «des champs de force» de Pierre von Meiss, De la forme au lieu, une introdution à l’étude de l’architecture, EPFL Press, 1993

Enfin, une des problématiques de notre sujet est sans doute la différence de réaction émotionnelle entre un individu sachant et non sachant.
Or, pour conclure, E. Bigand affirme que toutes nos émotions musicales sont liées à des traitements syntaxiques qui s’opèrent sans le savoir.
Il constate durant ses études qu’il y a peu de différences entre les réactions d’un expert et celles d’un novice. Il pose alors l’hypothèse qu’il existe une expertise musicale qui se développe comme une compétence linguistique par la seule sollicitation de l’environnement. Les sons de la vie quotidienne seraient pour lui un conservatoire tout aussi efficace (tant que l’on parle de perception et non de production).

Y’aurait-il alors une transposition possible sur l’architecture ? Notre capacité à recevoir émotionnellement une architecture serait-elle liée aux espaces du quotidien, ceux que nous expérimentons tout au long de notre vie ?


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# Titre Auteur
500 Quatres problématiques et une intuition Hugo Forté Club #05
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502 Attentes et résolutions Sirine Ammour Club #05
503 Neurarchi Marie Frediani Club #05
504 Le perturbant dans l'architecture Cristiano Gerardi Club #05
505 Habiter l'espace Lucrezia Guadagno Club #05
506 Icone et mémoire collective Sacha Nicolas Club #05
507 Perspectives don't care about your feelings ? Basile Sordet Club #05
508 Pour une phénoménologie mobilisatrice Louis Fiolleau Club #05
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