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L'urbanisme postmoderne, exemple, contre-exemple et héritages

Clarisse Protat

Club ASAP 07
avril 2025


Temps de lecture : 15 min

Je vais essayer de vous parler du post-modernisme à l’échelle de la ville, donc d’urbanisme post-moderne. Et pour ça je m’appuie sur une étude comparative entre la ville Bologne en Italie et Brussels en Belgique réalisée pendant mon master d’urbanisme en Chine.

Bologne et Brussels présentent des aspects très différents. Cependant, elles ont en commun d'avoir été très marquées par les interventions urbanistiques des années 60 et 70 : ça les rend très intéressantes à comparer.
La dualité entre ces deux villes est volontairement très marquée dans ma comparaison qui mériterait d’être plus nuancée. Je justifie ce manque par la volonté de démontrer les disparités très nettes entre différentes politiques d’aménagement européennes qui, depuis la Chine, étaient souvent amalgamer.
Je ressors donc ce travail aujourd’hui afin de vous présenter la vision de la ville postmoderne par contraste avec un exemple manifeste de la ville fonctionnelle.

La rénovation du centre-ville de Bruxelles dans les années 60 et 70

Dès 1960, les autorités publiques de Brussels ont été confrontées à plusieurs problèmes : dynamique démographique négative, désindustrialisation, dégradation du bâti, perte d’attractivité et départ des classes moyennes vers la périphérie.
Face à cette situation d'urgence, la requalification des quartiers anciens se pose. Elle va rapidement prendre la forme de rénovations urbaines avec des bouleversements à grande échelle.

La ville de Bruxelles met en effet en œuvre un important plan de modernisation qui conduit à la destruction d'une grande partie du centre-ville. Ce plan est largement influencé par la Charte d'Athènes et les idées modernistes.
Une des incarnations de ces changements brutaux : les rues sont redessinées dans une perspective hygiéniste. De grandes artères remplacent les petites rues qui formaient le tissu du centre-ville.
Le nouveau statut de Bruxelles en tant que capitale va pousser ces destructions et la construction massive de bureaux administratifs en hauteur au cœur de la ville. Dans l'est de Bruxelles, des îlots entiers de logements sont supplantés par des bâtiments administratifs de l'Union européenne.

L’E411 en construction au début des années 1970, coupant brutalement le quartier résidentiel d’Auderghems

Les quartiers sont rasés dans le cadre d'opérations immobilières spéculatives avant d'être reconstruits par des promoteurs privés. Lors de la construction de la liaison entre les gares du sud et du nord par exemple, les quartiers centraux sont rasés sur une surface plus importante que celle nécessaire aux travaux, afin d'augmenter le nombre de terrains disponibles pour la spéculation.

Les choix architecturaux et urbanistiques sont entièrement guidés par la rentabilité, et non la qualité de vie des habitants. Il y a bien sûr eu des mouvements contestataires mais plus tard dans les années 80.
Sur le plan théorique, l'expérience de Bruxelles dans les années 60 et 70 est aujourd'hui appelée bruxellisation. Ce terme désigne la transformation rapide et brutale d'un patrimoine urbain remarquable dans un contexte de forte spéculation immobilière (« ville livrée aux promoteurs »). La notion implique également l'éviction des classes populaires.

« La Bruxellisation est un phénomène urbain qui désigne les changements importants subis par une ville, au détriment de son patrimoine architectural, et au profit d’un développement rapide dicté par la rentabilité. Ce concept tire son nom des grands bouleversements qu’a connus la capitale belge depuis les années 1950 et qui ont culminé dans les années 1970 et 1980. Certains historiens font remonter le début de ce phénomène à l’exposition universelle de 1958. La ville a été réaménagée à cette occasion. »


La destruction en 1965 de la Maison du peuple construite par Victor Horta (gauche) est un symbole du grand projet urbain brussellois. Le bâtiment a été détruit et remplacé par la Tour Blaton (droite), du nom de l’entrepreneur qui l’a construite.

La rénovation du centre historique de Bologne entre 1960 et 1977

Bologne fait partie des villes qui, depuis les années 1960, ont pris conscience de l'urgence de mettre en œuvre une politique de protection du patrimoine urbain parallèlement à une véritable politique de la ville.
Des opérations de restauration des centres historiques étaient déjà en cours dans d'autres villes italiennes comme Sienne, Parme et Padoue. L'idée de rénover sans détruire est donc présente dans le pays dans les années 60, mais elle est le plus souvent synonyme d'expulsion pour les habitants.
L’ambition de Bologne est de restaurer les centres anciens sans chasser les habitants les plus pauvres, sans en faire un ghetto de luxe.

Un plan directeur général de Bologne est adopté en 1969 : le plan Cervelatti.
Techniquement, le plan se traduit par une réhabilitation à l’identique des vieux immeubles, la construction de nouveaux bâtiments respectueux du contexte historique, reprenant leur typo-morphologie, voir les matériaux de façade.
Il y aussi l’idée de respecter les systèmes mis en place au fil des siècles, notamment le système d'évacuation des eaux de pluie de la ville lié aux pentes.
Ce n’est donc pas juste l’envie de conserver des caractéristiques esthétiques mais bien la ville dans son épaisseur et son ingéniosité.

Gauche : plan guide de 1979 / Droite : extrait de Alain Viaro, « Bologne : une rénovation urbaine exemplaire », revue Habitation, Lausanne, janvier 1976

Si Bruxelles était l'une des traductions concrètes de la politique néolibérale de l'Union européenne, la ville de Bologne est à l’époque le bastion du parti communiste italien.*
En termes d’urbanisme, Bologne sera une sorte de laboratoire expérimental pour le parti communiste. Tout ça aussi en vue d'une offensive de propagande nationale sur les classes moyennes, le but étant de conquérir un nouvel électorat.

* La flamme sociale et contestataire de la ville a été particulièrement vive dans les années 1970, notamment à travers les mouvements de contestation étudiante de 1977. La ville est encore aujourd'hui l'emblème du passé communiste. Le surnom « Bologna la Rossa » (la rouge), n’est donc pas qu’en référence à la couleur de ses bâtiments en briques.

rénovation urbaine vs réhabilitation lourde

Nous avons donc du côté de Brussels : une métropole tertiaire et un vaste plan de tabula rasa et du côté de Bologne : la prise en compte de la morphologie des bâtiments et des rues existants et ce qu’on appellerait aujourd’hui des réhabilitations.
Pour la ville de Bologne ça passe par la reprise, en partie, des thèses et des méthodes des architectes de la Tendenza. Les services techniques municipaux effectueront en effet des analyses du bâti, des relevés métriques et photographiques, des recherches dans les cadastres historiques, mais aussi des enquêtes sur la composition démographique et sociale de la population. Donc des instruments d’analyse qui ont permis une connaissance fine du tissu urbain.

Le lien avec la Tendenza nous permet déjà d’établir un rapprochement entre le « cas Bologne » et l’urbanisme post-moderne. Rapprochement qui attention, reste une interprétation de ma part et non un fait, on pourrait probablement trouver des contre-arguments qui mettraient en doute cette théorie.
Pour rester prudent, on dira donc que les transformations de Bologne des années 60/70 pourraient être considérées comme un exemple manifeste du post-modernisme.

Alors aujourd’hui lequel de ces deux modèles on choisit ? Il faut savoir que le travail effectué à Bologne ne concerne pas seulement le centre, mais investit toute la ville, la zone d'influence de la ville, et même la région.
La volonté était de ne pas concentrer toute l'attention sur le centre urbain, et donc d'éviter le phénomène de centralisation. Ceci semble nous rapprocher du concept de la « citta diffusa » de Bernardo Secchi*. Dès le début des années 2000, certains aspects du cas Bologne sont ainsi théorisés et souhaités.

Pour savoir quel héritage nous en avons, faisons quelques précisions sur les composants de l’urbanisme post-moderne :
- mixité programmatique
- mixité sociale
- mixité typologique
- intensité urbaine
- connexions
- imbrication des programmes à différentes échelles

Le musée Abteiberg du post-moderne Hans Hollein est un exemple intéressant de l’utilisation de certains de ces composants, bien que ce ne soit qu’à l’échelle du bâtiment.
Il propose une mixité de programmes et une forte idée de connexion du musée avec la ville (une passerelle d’accès se termine sur une placette pavée, des jeux topographiques, etc). Le musée déborde de sa parcelle et déploie plein de petits tentacules.

Cette mixité programmatique et ce jeu avec l’existant, peut-être même le cas Bologne dans son entièreté, incarnent il me semble tout ce à quoi on tend à la fois dans les agences et les écoles.
Mais si le programme mixte est devenu la norme, formellement on est souvent plus proche du neo-modernisme que du post, avec des trames sages qui sortent rarement de leurs propres parcelles.
Qu’est-ce qui explique une telle différence entre nos aspirations (qui seraient donc post-modernes) et la forme finale (fatalement néo-moderne) ?

Museum Abteiberg à Mönchengladbach (Allemagne), Hans Hollein, 1972-1982

On peut trouver un bout de réponse dans un article d’Annick Germain et Jean-Paul Guay qui fait le lien entre le cas « Bologne » et le post-modernisme.* Le cas Bologne en serait l’application mais avec l’idée de maintenir un ensemble (les rues, les habitants, etc.) et pas de remplir les trous de la grille laissé par le modernisme.
Autrement dit, pour nous, il est peut-être déjà trop tard. On nous a laissé des trous, des dents creuses, des parcelles vides… ce qui nous condamne à « coller » au modèle dominant de la ville. L’article précise aussi que si l’expérience bolognaise a fonctionné, c’est avant tout car elle s’accompagnait d’une volonté de croissance zéro.

* Article « Le défi post-moderne » d’Annick Germain et Jean-Paul Guay paru dans la revue Urbanisme (n°29, automne 1985)

Nous héritons de miettes. Des équivalents de la bruxellisation ont déjà été mené dans beaucoup de villes européennes, réduisant notre débat à celui de l’adaptation au contexte et de respect de l'échelle du voisinage.*
Peut-être que pour assumer un autre héritage, celui du post-modernisme cette fois-ci, il serait intéressant d’assumer cette condamnation à remplir des trous. Ne pas chercher à tout prix à assurer la continuité, à reboucher uniformément la grille, mais affirmer la singularité du « bouche trou » jusqu’à l’ériger en petit bastion. Des petits bastions qui tisseront bientôt un réseau de résistance ?

* Aussi probablement à cause de la rigidité du cadastre et d’une vision de la propriété radicalement opposée à celle des communistes de Bologne.


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# Titre Auteur
700 Au secours les postmodernes reviennent ! Hugo Forté Club #07
701 Nostalgies post-modernes Salma Bensalem Club #07
702 Office Siren Sacha Nicolas Club #07
703 Dans et contre la ville inutile Louis Fiolleau Club #07
704 L'urbanisme postmoderne Clarisse Protat Club #07
705 Dans la Backroom Marie Frediani Club #07
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