Théories critiques et menues jouissances
Romain Rousseau
Club ASAP 09
octobre 2025
Temps de lecture : 5 min
Comment la théorie du care comme approche éthique et politique des relations de domination peut-elle donner forme à un assemblage de matières et de matériaux pour construire des architectures ?
Pour un architecte contemporain, la définition posée par Joan Tronto en tant que "activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre "monde", de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible" est un appel de phare qui place la grande majorité des architectures construites comme des lapins éblouis au milieu de la route.
La pensée du care nous donne à lire en creux des formes et des agencements architecturaux qui, d'une manière générale, se soucient peu du vivant.
Elle donne à lire une invisibilité des corps singuliers habitants sur lesquels les moyennes (j'allais dire le moyennage, comme action de moyenner) de la sociologique, depuis les années 70, ont servi de cheval de Troie pour les politiques d'urbanisation et pour lesquels les architectes ont été les agents complices.

L'architecture telle que nous la connaissons a trop souvent été sommée de résoudre des problèmes ; elle soigne, elle guérie, elle engage des injonctions de résilience. Le terme anglais adéquat serait : to cure.
To cure : le médecin répare, rebouche, recoud, inocule de la chimie, ajoute une prothèse.
To care : l'infirmière parle, lave, change, le parent écoute, veille, caresse, l'ami visite, confie, accompagne, l'aimée supporte, pardonne, invite.

Une architecture éclairée par la pensée du care serait donc une architecture éthique et politique.
Ethique dans la mesure où elle s'agencerait autour et à partir de ce qu'il ne serait pas suportable de confisquer pour les personnes singulières qui y prennent place et y habitent.
Politique dans la mesure où elle se constituerait comme un repos et un soin vis à vis d'un monde extérieur maintenant identifié comme aliénation de l'être et du vivant.
Une architecture du care n'est donc pas l'invention d'une monde "à part", fait de formes organiques, de coussins moelleux, de jardins luxuriants, et de lumières tamisées. C'est une architecture de la quotidienneté, des petits gestes, des menues jouissances, une architecture qui facilite, guide, accompagne.

C'est une architecture de la résistance, à l'échelle des corps, et en cela elle ouvre autant que faire se peut une relation au monde qui amenuise, pour un temps, pour une minute, une seconde, les assignations et les aliénations subies et ainsi renforce de manière ontologique, identitaire et émotionnelle des corps singuliers dans leurs dignité.


Droite : Centre municipal Säynätsalo, Alvar Aalto, 1949 et 1952
Des architectures éminement pratiques, factuelles, dessinées et pensées précisement. Portées par des savoirs faire ingénieux, d'associations de spatialités, de matières, de gestes quotidiens, d'attentions forcenées aux différences des corps.


Droite : Maison Hourré, Collectif Encore, 2021
Une architecture du care est une architecture du détail, du beau détail, du détail malin, du détail qui autorise, du détail capable d'étendre la jouissance de l'habitation au-delà d'elle même.


Droite : Monte, Switzerland, Studioser, 2020
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# | Titre | Auteur | |
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900 | Do you care ? | Thelma Vedrine | Club #09 |
901 | Théories critiques et menues jouissances | Romain Rousseau | Club #09 |
902 | How much does your building care ? | Simon Ganne | Club #09 |
903 | Le Care nid d'espions | La Fourche | Club #09 |
904 | Pirate = Care ? | Mateo Narejos, Noé Jolly & Titouan Garcia | Club #09 |
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906 | Du souci à la libération, care et décolonisation | Lina Mamdouh | Club #09 |