Le charme discret de l'aire résidentielle
Hugo Forté
Exposition au Blockhaus DY10
novembre 2022
Temps de lecture : 20 min
Introduction — La dialectique Rossienne
Publié en 1966 par un jeune Aldo Rossi, L’Architecture de la Ville est un ouvrage majeur de la théorie architecturale de la seconde moitié du XXI° siècle. Rossi, alors diplômé depuis seulement sept ans, n’a pas encore trouvé sa place en tant que praticien. Il mène principalement un travail d’écrivain et de journaliste, au sein de la revue Casabella-Continuita ainsi que de professeur à l’école polytechnique de Milan, ville dont il est originaire.
L’Architecture de la Ville est un ouvrage dont le statut même peut faire débat : est-ce un simple « agrégat d’essais » comme le suggère humblement son auteur, un traité (peut-être même le dernier du genre) comme le suggèrent nombre de ses exégètes, ou même un manifeste, ouvrage séminal de tout ce que pourront construire ou écrire les membres de la Tendenza ? Plus généralement, se pose l’inéluctable question de la performativité souhaitée de l’œuvre : Rossi était-il dans une démarche prescriptive ou descriptive ? Le jeune marxiste souhaitait il décrire la ville ou s’agissait-il de la transformer ?
Il est clair que Rossi tentait par ce texte de définir un véritable champ disciplinaire de l’architecture, qui trouverait son indépendance des autres domaines l’entourant (histoire, géographie, sociologie...) mais aussi une certaine scientificité à travers une méthode d’analyse rigoureuse et positive. L’architecture de la ville présente son programme dans son titre même, en refusant de séparer l’échelle du bâtiment et de l’urbain et en affirmant au contraire que l’un constitue l’autre (et que réciproquement la ville n’est qu’architecture).
Vingt-quatre ans avant la parution de son Autobiographie Scientifique, Rossi se pose déjà comme un chercheur qui passe la ville à travers le protocole rigoureux de l’analyse empirique. Son premier objectif est de définir un modèle dont les règles génériques décrivent le système d’interaction que les éléments catégorisés vont avoir entre eux. Pour lui, la ville est une somme de « faits urbains » qui sont tous causes et conséquences les uns des autres et dont les chaines d’influences font évoluer la ville. Ainsi, les places, les plans directeurs ou les traditions religieuses sont autant des faits urbains : ce sont des éléments discrets qui s’influencent les uns les autres. Par exemple, on construit un parvis à l’église pour y accueillir le rite de la messe, et quand l’office n’a plus lieu on peut alors y installer le marché : les faits urbains « messe » « parvis » et « marché » se succèdent de façon logique et conséquentielle et transforment la ville par leur succession. Cependant ces transformations préservent la continuité de la ville dans le sens où elles sont le produit d’éléments déjà contenus dans le système ville. C’est la ville du passé qui va causer la forme de la ville du futur. La ville est auto-déterminée, elle persiste dans sa propre existence tant que les éléments transformateurs lui sont immanents et non d’origine extérieure.
De la même manière qu’un scientifique observant un phénomène tente d’écarter ce qui est variable pour isoler ce qui est constant dans le but de mieux comprendre ledit phénomène, Rossi tente alors de comprendre quels éléments restent fixes au milieu de ce balais des causes et des effets urbains. Il découvre alors que certains faits urbains semblent s’extraire du renouvellement permanent de la ville sur elle-même pour au contraire l’ancrer dans une certaine stabilité formelle. Certains bâtiments, certaines places, certaines formes paraissent comme immuables, ne subissant plus de transformation par les autres faits urbains alors que ces architectures fixes continuent, elles, à agir sur le reste de la ville. Rossi nomme ces exceptions génératrices des faits urbains primordiaux. Selon lui, ce sont donc eux qui structurent réellement la ville puisqu’ils en sont les seuls éléments invariables : ils sont les critères scientifiques d’identification de la ville. Le reste n’est que variation temporaire et géographique.
Ces faits urbains primordiaux qu’il recense sont systématiquement des édifices ou lieux publics (ou revêtant une influence publique) et s’inscrivant dans de grands types architecturaux. Au contraire la partie sans cesse changeante de la ville consistera principalement en des édifices mineurs et privés : le logement et le commerce. Cela mène alors Rossi à considérer que les faits urbains primordiaux sont à analyser formellement et que le reste de la ville est à considérer économiquement. L’étude architecturale de la ville (et non plus sociale, historique ou économique) doit donc se concentrer sur ces formes particulières qui structurent l’ensemble urbain et non à la boite de pétri socio-économique qui l’alimente.
L’architecture de la ville présente donc une vision dialectique de la ville. Une base résidentiallo-économique et une superstructure constituée de monuments s’entre influencent au sein du système fermé et unique de la ville. L’exégèse de cet ouvrage que l’on propose dans cet article consistera alors en un renversement de cette opposition afin de replacer la base résidentielle comme véritable moteur de l’évolution de la cité.
I — La ville marche sur la tête
« De même qu'il n'existe pas d'économie politique de classe mais seulement une critique de classe de l'économie politique, il n'existe pas de théorie urbanistique de classe mais une critique de classe de la théorie urbanistique»
ARCHIZOOM ASSOCIATI, Casabella n°350/351, juillet 1970
A — Le fait urbain primordial
En reprenant le concept d'Aldo Rossi, considérons comme « fait urbain primordial » tout élément d'une ville qui est moteur de son évolution. On a vu que le fait urbain primordial peut être un objet physique (monument, axe de circulation, place ...) ou virtuel (tracé régulateur, master plan, rite religieux). L'important est qu'il dynamise la ville autour de lui par sa présence même. Un autre aspect essentiel du fait urbain primordial (qu’on notera désormais FUP) est sa persistance temporelle. Celui-ci perdure dans le temps et surtout, il continue d'exercer son influence en rayonnant dans la ville tout du long de son existence et non seulement lors de sa création.
En lisant Rossi, on peut relever plusieurs raisons qui expliqueraient une telle durée de l'importance du FUP. Celles-ci peuvent être matérielles ou idéologiques.
- Matériellement, le FUP possède une forme génératrice. Une église ou un théâtre offrent un parvis qui va agir sur le tracé des rues de la ville. Ainsi, même deux siècles après son édification, le Théâtre Graslin reste le responsable de la forme et de l'alignement de tout projet contemporain qui souhaite s'installer dans un îlot voisin.
- Le FUP est aussi souvent un événement idiosyncratique dans la morphologie de la ville. Parce qu'elle est plus haute que le reste de la skyline nantaise, la tour Bretagne rayonne de son influence sur toute la ville, bien que l'immense majorité de la population n'y ait jamais mis les pieds (le seul programme public de la tour vient d'ailleurs de fermer pour 5 ans annoncés).
- Le FUP faisant par sa primeur temporelle souvent partie du patrimoine urbain, sa simple vicinité est moteur de spéculation foncière, et donc d'amassement de capital qui peut alors alimenter l'évolution morphologique de la ville autour du FUP.
- Enfin, dans un élan surprenamment positiviste, Rossi considère aussi que le FUP possède une forme particulièrement résiliente qui lui permettrait intrinsèquement de se prêter à plusieurs usages dans le temps. Cette permissivité de la réinvention serait une conséquence directe de la forme du FUP, et aurait de forts liens avec son inscription dans certains types primaires et universels.
Cet argument est central dans la thèse rossienne qui confère aux types et à leurs instanciations le rôle de gardien de la stabilité de la ville. Le type, donc la forme, est aux yeux du Milanais le seul élément permettant d’expliquer la persistance d’un objet architectural puisqu’il est le seul fixe : la fonction peut varier au fil des siècles, l’amphithéâtre reste un amphithéâtre*, c’est donc la preuve que l’on ne peut associer leur durabilité à ce qu’il s’y passe mais uniquement au type dans lequel ils s’inscrivent.
*On peut typiquement relever l'importance dans le texte donnée aux amphithéâtres romains qui ont été temporairement déviés de leur usage primaire pour devenir de petits quartiers fortifiés de ville (Arles ou Nîmes par exemple). En réalité la rareté de ces ouvrages en fait un point très particulier et on pourrait y opposer la continuité programmatique des églises de Rome qui ont traversé plusieurs siècles sans jamais accueillir autre chose qu'à la foi chrétienne.
Mais il y a un critère que Rossi ignore tout au long de sa démonstration : l’inscription dans une idéologie dominante. Il faut pourtant reconnaître, l’existence d'une lecture idéologique de la ville qui crée une hiérarchie culturelle mais aussi réglementaire des ouvrages bâtis et que de facto, influence l'évolution de la forme de la ville. Ainsi, on peut se demander si la persistance d'ouvrages désaffectés, tels que le Cap44 face à la carrière Misery, est due à leurs qualités formelles intrinsèques ou à un système de réglementation immanent qui les fige tels quels dans le tissu urbain à l’évolution autrement organique.
Il serait alors pertinent pour l'architecte-urbaniste matérialiste d'essayer de comprendre lequel de ces facteurs est celui qui prévaut réellement sur les autres. Par exemple, on peut noter comment l’île de Nantes aux débuts de son renouvellement pouvait démanteler sans gêne les hangars de production qui y prenaient place alors qu'ils sont désormais fétichisés et mis en scène comme dans la halle des fonderies ou aux machines de l’île. Une lecture strictement positiviste des FUP ne pourrait justifier une telle réévaluation de l'importance du hangar industriel, puisque ceux mis en scène n’étaient pas intrinsèquement (typologiquement pourrait on dire) différents de leurs semblables qui ont été détruit. Ce qu'il s'est réellement passé c'est que l'imaginaire commun de ce nouveau quartier s'est cristallisé autour de cette identité post-industrielle défendue dans un premier temps par les anciens ouvriers et désormais par la bourgeoisie « cool », et que les hangars sont devenus par cette opération transcendante de nouveaux ancrages historiques célébrés.
B — L'idéologie du patrimoine
En réalité, on pourrait avancer que dans la ville organisée, c'est avant tout la volonté de l'élite planificatrice qui est faiseuse de rois. C'est à dire que depuis la Révolution française et l'émergence de la classe bourgeoise administrative, le critère idéologique est devenu le réel point discriminant en ce qui concerne les faits urbains primordiaux dans la ville moderne.
La création du concept de patrimoine architectural national coïncide par exemple avec cette époque et visait typiquement à protéger du sac les édifices représentatifs de l'ancien régime (monarchie et clergé). Ces faits urbains primordiaux étaient devenus programmatiquement caducs dans le nouveau système sociétal et leur association historique à la structure hiérarchique du pouvoir étaient suffisamment de critères valables aux yeux des révolutionnaires, notamment de province, pour souhaiter leur démolition. Or c'est justement l'élite révolutionnaire nouvellement formée qui va, menée par l'abbé Grégoire, créer le concept de patrimoine national pour préserver ces reliques du passé.
Ce « patrimoine national » vient draper ces édifices éminemment politiques dans un voile d'oubli purificateur, les vidant de leurs essences sociales et les ramenant à de simples formes historiques remarquables que tout citoyen, peu importe ses croyances politiques, devrait vouloir conserver pour sa simple autorité historico-formelle.
Car c'est là le propre de l'idéologie bourgeoise que de nier son propre statut d'idéologie, c'est à dire d'être un système de valeur subjectif qui oriente la vision du monde à travers une grille de lecture transcendante et spécifique. Constituer un patrimoine national revient à décider (individuellement ou en comité choisi) quels édifices sont pertinents dans son propre récit du monde et doivent donc être conservés. La patrimonialisation ou non de tel ou tel fait urbain a un impact réel et profond sur le monde matériel et ce puissant pouvoir est remis aux mains de quelques individus décideurs. Ceux-ci vont donc vite se cacher derrière des critères soi-disant objectifs (datation, localisation, technique, forme, « remarquabilité », rareté...) pour justifier un certain détachement idéalisé. Ce n'est pas pour rien que l'ancienneté est devenue le critère discriminant par défaut, l’âge d'un fait urbain est une donnée factuelle non dépendante de la position socio-politique du dateur.
Or le choix même de l'ancienneté comme critère de patrimonialisation est une décision idéologique. Décider de préserver un édifice car il est vieux n'est pas un non-choix, cela révèle une vision de la ville qui crée une hiérarchie par l’ancienneté, et donc une vision du monde qui célèbre ce qui dure, ce qui précède, imposant donc une vision monodirectionnelle de l'histoire par exemple*.
Quand l'abbé Grégoire décide de préserver les reliques du passé monarchique de la France, il inscrit cette structure de pouvoir dans la durée, la déterminant comme étant tout de même valable pour sa production de faits urbains. Préserver, c'est justifier. On se doute bien que pour le nouveau pouvoir en place qui est en train de construire ses propres structures hiérarchiques, il est important de garder des exemples du passés qui montrent que la société a toujours fonctionné dans un système organisationnel vertical.
*Cette hégémonie de l'ancienneté comme justificatif de valeur est tellement ancré dans notre société qu'il est difficile de la concevoir comme un choix tant elle se présente comme nécessaire. Pourtant lorsqu'une vision opposée s'élève on a vite fait de la rabrouer comme une folie subjective venant d'un individu qui voudrait décider pour les autres de ce qui est jetable ou non (on pense au rejet violent qu'a pu subir le plan voisin du Corbusier par exemple). Or si le refus de l'ancienneté comme critère de préservation de la forme urbaine est si visiblement un choix politique fait par un sujet, il n'y a pas de raison de considérer que son acceptation n'en soit pas un aussi.
Et sans aller jusqu'à l'acte lourd et rare d'inscription au patrimoine historique, l'élite planificatrice possède tout un arsenal pour orienter le développement de la ville dans la direction souhaitée. Aujourd'hui nul n'est plus dupe que les percées de Haussmann sous couvert d'un objectif d'utilité publique hygiénique avaient aussi une visée autoritaire de facilitation du maintien de l'ordre dans les rues de la capitale pour éviter une nouvelle insurrection des barricades. On sait aussi que le site d’édification du Sacré-Cœur sur la colline de Montmartre fut choisi en 1871 autant afin de lui offrir une vue surplombante que de boucher la place d’où était partie la commune de Paris afin d’éviter sa commémoration. Il faudrait donc faire preuve de grave amnésie historico-politique pour penser que les décisions urbanistiques prises dans la ville libérale ne sont que des choix rationnels, a-idéologiques.
On pourrait ainsi avancer que si un FUP est encore debout et rayonnant aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'il possède une force interne telle qu'il ait survécu au passage des siècles, mais que c'est parce que chaque élite bourgeoise qui s'est successivement penchée sur le plan de la ville a décidé de l'épargner car il servait son récit dominant. La persistance de l'édifice découle en réalité de la persistance de l'idéologie qu'il incarne (ou qui se saisit de lui) à travers l'histoire.*
*Sur ce point peut-être que le critère de réversibilité formelle défendu par Rossi trouverait son penchant idéologique. Le monument doit avant tout être malléable idéologiquement plus que physiquement pour survivre aux changements de régime. Ainsi ce qui a maintenu le Colisée à travers les siècles, plus que sa forme circulaire universelle, serait plutôt l'intemporalité des idéaux de grandeur, de justesse technique et de perfection géométrique qu'il incarne, ces idéaux étant assimilable par tous les régimes de pouvoir qui ont régné sur la cité éternelle.
C — L'aire résidentielle
Entre ces faits urbains primaires, on trouverait le reste du tissu de la ville, composé de faits urbains secondaires, souvent assimilés à ce que Rossi appelle l'aire résidentielle. Cette aire secondaire, c'est celle qui n'est pas persistante, celle sur laquelle s'applique le renouvellement urbain. L'aire résidentielle se définie ainsi par la négative, celle qui ne dure pas, celle qui ne dynamise pas, bref celle qui n'est pas un monument.
Ainsi, dans le système rossien, il y a de facto une hiérarchie qui pourrait presque résumer la ville à ses FUP. Après tout, si la ville se définit dans sa continuité historique, seuls les éléments qui perdurent de sa fondation à son état actuel constituent son essence. Si on faisait entrer dans la constitution de la ville ses parties changeantes, on pourrait se retrouver dans une situation paradoxale similaire à celle du bateau de Thésée*. En la restreignant à ces monuments constants autant morphologiquement qu’idéologiquement on lui offre une stabilité ontologique, (quitte à servir de ce fait le statu quo).
*Le paradoxe du bateau de Thésée est un exercice de pensée célèbre notamment dans le champ de l’ontologie : On imagine que Thésée possède un bateau qui est constitué d’une centaine de pièces. Au fil de ses voyages le bateau s’use et Thésée doit remplacer une par une les pièces d’origines par des neuves. Quand les 100 pièces auront été changées, pourra-t-on dire que Thésée vogue encore sur le même bateau qu’à l’origine ?
C'est sur ce sujet que le système de L'architecture de la ville montre les limites purement typo-morphologiques de son analyse. Dans cette grille de lecture, la ville consisterait en un ensemble de FUP, c'est à dire des formes constantes aux usages changeants. Pour Rossi, la ville ne doit se lire que par sa composition formelle : Arles se résume à son amphithéâtre et peu importe qu'il ait abrité successivement des combats de gladiateurs, une ville fortifiée ou désormais des corridas.
Comme l'abbé Grégoire avant lui, Rossi pétrifie les faits urbains, leur retirant toute portée sociale pour les étudier comme de simples formes.
Pourtant une autre lecture de la persistance urbaine est possible, une qui se place en négatif de celle de la Tendenza. On pourrait en effet avancer que la ville, avant d'être une agrégation de formes, est une agrégation de gens. Que finalement, ce qui est réellement continu à travers l'histoire, plus que les types architecturaux ou les tracés des architectes voyers, ce sont les gens et leurs besoins. Que la seule chose dont on peut être sûrs, même si les institutions patrimoniales disparaissent, et les monuments avec, c'est que les gens vont toujours avoir besoin de dormir, d’échanger et de travailler quelque part.
En somme, on pourrait dire que la ville est une zone géographique fixe où les gens se rassemblent pour vivre ensemble de générations en générations et que, pour ce faire, ils créent des formes plus ou moins changeantes.
II — Il suffit de la remettre sur ses pieds
« C'est pourquoi, en se ritualisant, une activité commence à définir de façon implicite une architecture. A l'inverse, toute véritable architecture génère une ritualisation de nos actes.»
C.M. ARIS (trad J. LEMERLE) Les variations de l'identité, le type en architecture, Editions Cosa Mentale, 202. p.113
A — Une autre hiérarchie est possible
Une autre vision de la ville considèrerait alors le programme et non la forme comme étant le ciment permanent de l'ensemble urbain. Or l'édification de faits urbains (et encore plus de faits urbains primordiaux) nécessite une convergence de moyens accessibles seulement par une petite élite, alors que résider est un acte populaire universel. On pourrait alors accuser la vision typo-morphologique de la ville de considérer que seuls quelques puissants seraient le moteur de l'histoire là où celle qu'on lui oppose voudrait donner réellement le pouvoir aux masses. Le monument est le capital (symbolique, patrimonial ou tout bêtement foncier) alors que l’aire résidentielle est le travail, la seule source de transformation possible du monde.
ROSSI : VILLE = FAIT URBAIN PRIMORDIAL = FORME
NOUS : VILLE = AIRE RESIDENTIELLE = PROGRAMME
Malheureusement, il semble erroné d’annonce que la résidence soit le vrai moteur primordial de l'ensemble urbain. Comme présenté plus haut, autant les planificateurs que Rossi considère la ville principalement à travers ses monuments, et plus particulièrement ses monuments culturels publics. L'idéologie bourgeoise a convaincu tout le monde (et elle-même en premier lieu) que ce sont les théâtres, les musées et les palais de justice qui devaient structurer le tissu urbain avec leurs parvis, placettes et autres alignements d'axes.
Le Carrefour Beaulieu est sûrement plus visité par jour que ne le serait Graslin par semestre, pourtant il a dû s'inscrire dans le réseau des voies existant et n'a pas eu les honneurs d'une place radiale (au contraire il a dû s'amputer d'un de ses angles pour créer sur sa propre parcelle son entrée). Une lecture matérialiste de la vie en ville (et non de la forme de la ville) révélerait pourtant qu'une grande surface commerciale de 33 712m² est beaucoup plus structurante à l'échelle du centre Nantais que ne l'est un théâtre de 784 places.
Pourquoi alors un tel décalage entre la réalité matérielle des interactions qu'ont les habitants avec leur ville et la lecture hiérarchique qui en est faite ? Comment le théâtre Graslin ou la tour Bretagne, lieux de la culture bourgeoise et du système administratif néo-libéral, se sont-ils imposés dans l'imaginaire commun comme symboles d'une ville qui n'est pas seulement peuplée d’aficionados de dramaturgie ou de fonctionnaires de la métropole ?
Il y a évidemment un grand travail de diffusion idéologique qui est fait par la classe dominante à travers l'ensemble des médias qu'elle a à sa disposition, et l'architecte comme « faible au service des puissants » aurait sûrement une forme d'auto-critique à faire au sujet de son rôle dans ce système de valeurs. Mais cette question dépasse largement le cadre de ce travail de relecture de l'ouvrage d'Aldo Rossi.
Cependant, l'architecte milanais donne justement dans son livre, une clé de réponse possible : les faits urbains primordiaux auraient une qualité typo-morphologique particulière qui les rend reconnaissables comme tels. Autrement dit, quand la classe dominante décide de construire un FUP, elle le fait d'une façon spécifique qui l'inscrirait de fait dans une tradition et un langage formels admis par tous. Quatremère de Quincy dirait dans son Dictionnaire Raisonné qu'elle lui donne un caractère qui la change en monument. En conséquence, l'aire résidentielle ne peut être reconnue comme un fait structurant de la ville parce qu'elle n'est pas morphologiquement et signalétiquement conçue comme telle.
Le monument comme type urbain serait donc la traduction du FUP dans le langage formel de l'architecture et de la ville. Serait-il alors possible de construire l'aire résidentielle comme un monument de sorte à remettre la hiérarchie fait urbain primordial / aire résidentielle sur ses pieds ?
B — Le programme urbain primordial
A ce point-là de l’argumentation, et avant de se pencher sur ce qui fait monument, je voudrais appuyer un peu plus longuement mon affirmation qui présente l’habitat comme seule essence persistante de la ville. Dès qu'une ontologie de la ville se développe, le débat sur son noyau structurant émerge. Il est alors courant de lire que ce serait le commerce par exemple et non l’habitat qui serait à l’origine de la ville ou du moins de sa cristallisation formelle.
Il est vrai que le commerce, notamment autour de la place du marché centrale fut le moteur de la résurrection de la ville à la fin du moyen-age. A cette époque, c’est effectivement l’émergence de la caste commerçante qui restructure peu à peu l’activité dans les bourgs et dans les villes pré-médiévales qui avaient été abandonnées de tous sauf peut-être des religieux au profit des champs (c'est à dire de l'appareil de production). Mais bien que la ville moderne soit encore débitaire de ce retour à l’urbanité entamé au moyen-age, le rôle central du commerce comme moteur de la ville doit y rester circonscrit.
Henri Lefevbre montre bien dans Le droit à la Ville que si la cité du bas moyen-âge se construisit effectivement autour de la place du marché, son ancêtre antique le faisait autour de la place d’arme (on pensera notamment aux camps romains dont le tracé des tentes de garnisons génère par la suite l’ensemble du réseau des rues) et ses successeuses industrielles et néo-capitalistes le feront autour de l’usine (le lieu de production) et du business district (le lieu de décision et d’information). Et puis il faut rappeler que la cité antique grecque, mère s’il en est de toutes les villes occidentales rejetait le marché en dehors du forum, n’accueillant au centre de la ville que ses organes d’auto-determination. La ville originelle se génère uniquement de sa propre nécessité d’être et d’être gouvernée.
Ainsi, à la manière du fait urbain primordial qui alterne les programmes qu'il abrite, la ville a fait se succéder ses moteurs de développement à travers son histoire passant de la guerre à la bureaucratie. Réduire la ville à une mise en proximité des vendeurs et acheteurs serait aussi réductrice que de la résumer à un regroupement de troupes, à un rapprochement des travailleurs et des usines ou des dirigeants et des ministères. La ville a su revêtir toutes ces fonctions à travers l’histoire et en remplira sûrement d’autres dans les siècles à venir.
La seule réelle constante à travers toutes ces phases d’évolution reste donc l’habitat. Car peu importe si la ville se construit autour des soldats, des marchands, des industriels ou des hauts fonctionnaires, elle reste avant tout leur lieu de résidence. La seule fonction que la ville a toujours abrité, de ses origines tribales guerrières à son futur globalisé dématérialisé, c’est qu’elle est un amas de lits, de cuisines et de salles de bains... c’est à dire de logements.
La ville est une somme de résidences et l’habitat est son unique composant historiquement consubstantiel. Le logement est le programme urbain primordial (ou PUB).
C — Le fonctionnalisme est un monumentalisme
Replacer le logement comme monument, voire-même comme monument critique oserait-on dire, amène à s’interroger sur la notion même de monumentalité. On a vu plus haut comment les critères usuellement utilisés pour déterminer quels édifices sont des monuments (historiques ou non) sont en réalité des projections idéologiques des classes dominantes. Si nous voulons proposer un réel monument populaire et matérialiste nous devons nous extraire de cette vision transcendante de la monumentalité pour en construire une conception matérialiste immanente. Plutôt que d’entrer dans le jeu de la mystification idéologique qui sacralise les faits urbains primordiaux, le monument critique doit émerger organiquement comme tel*
*On pourrait alors suggérer au contraire qu’il faut en finir avec le monument. Après tout si l’on prolonge la lecture marxiste de la ville que l’on propose, il est évident que le monument est issu de la superstructure idéologique là où l’aire résidentielle prendrait le rôle de base matérielle. Mais s’il y a bien une chose à retenir de la dialéctique post-hegelienne c’est que la base sans superstructure ne peut transformer le monde. C’est bien le renvoi permanent entre ces deux pôles qui fait la marche de l’histoire (et donc de la ville).
Le rôle de l'architecte est alors de faire ouvrir les yeux sur cette inversion possible de la hiérarchie urbaine qui veut placer le logement comme étant le réel fait urbain moteur de la continuité (et non plus de l’évolution) de la ville. Ainsi, chaque opération qui refait la ville sur la ville devient une occasion de redéfinir les orientations propres à son époque et aux volontés des vivants plutôt qu'au patrimoine des morts. Une révolution permanente par le renouvellement urbain continu. Car si le monument c'est ce qui dure* alors l'acte de dormir est bien plus monumental que la plus ancienne des caryatides.
*« Un mur qui a plus de 100 ans c'est un monument » défendait Emmanuel Christ de l'agence Christ & Gantenbein au sujet de leur projet de musée à Bâle.
La monumentalité ne se définirait donc plus par sa forme mais par son programme. Ou plutôt, c’est l’adéquation entre forme et usage qui créerai la monumentalité.
C’est d’ailleurs ce que défend Rossi en faisant le lien entre mythe, rite et monument. Un mythe fondateur pour une société doit s’inscrire physiquement dans le monde séculaire pour agir sur la vie matérielle de ses croyants. Ce rite pour être perpétué doit à son tour s’enraciner dans la vie de la cité et pour cela on lui dévoue un lieu particulier qui l’abrite et le fait rayonner dans la ville. Or le lieu de culte, puisqu’il vient comme consécration du rite, est sa traduction architecturale idéale. Ce qui donne aux temples, aux églises ou aux mausolées leurs puissance monumentale serait donc la concordance parfaite qu’ils offrent entre leur forme et leur usage.
Le monument est la consécration d’une activité par sa pétrification en une forme architecturée construite*. On peut retrouver déjà chez Gottfried Semper une telle conception rituelle du monument :
*Rossi expose une idée similaire dans l’architecture de la ville : « Qui peut aujourd’hui distingue l’évènement du signe qui l’a fixé ? [...] Peut être pourrions-nous dire que le fait urbain c’est l’évènement et le signe qui a fixé cet évènement. » Le FUP est un mythe au sens barthien du terme, une forme qui porte avec elle un sens qu’elle peut invoquer ou masquer à sa guise « La forme du mythe n’est pas un symbole [...] il a trop de présence pour ça, il se donne une image niche, vécue, spontanée, innocente, indiscutable. Mais en même temps cette présence est soumise, éloignée, rendue comme transparente, elle se recule un peu, se fait complice d’un concept qui lui vient tout armé [...] elle devient empruntée » (Mythologies, 1957)
« L’appareillage festif (la tribune improvisée), avec tout le faste et les parerga qui caractérisent une cérémonie prochaine, rehausse la glorification de la fête, ornée et équipé, recouvert de tapis, revêtu de rameaux, de fleurs, de festons, de guirlandes, de rubans flottants et de trophées – tel est le motif du monument permanent, destiné à annoncer aux générations à venir la cérémonie et l’événement fêté à travers elle. »
G. SEMPER (trad de J. SOULILLOU & N. NEUMANN) Du style et de l’architecture, Ecrits 1834-1869, Editions Parenthèses, 2007. p.231
La permanence de l’architecture du monument a pour but de révéler tout autant que de fixer celle de l’événement qu’il abrite.
Cette correspondance entre rite et monument peut alors s’étendre à l’ensemble des types architecturaux, même ceux qui n’abritent pas une cérémonie rituelle. Le caractère rituel devenant alors synonyme de cyclique plus que de cérémonial. Plus simplement, on pourrait résumer cette idée en disant qu’une activité qui se répète suffisamment pour devenir structurante dans la vie des individus va générer une forme architecturale fixe qui l’accueille et l’intègre dans la ville. La ville est une pétrification de ses usages. C’est notamment ce que défendait Carlos Marti Aris une vingtaine d’années après la publication du texte de Rossi :
« Dans ce sens, l'architecture est une procédure capable de donner forme à l'activité, en lui imposant des règles qui, bien que formelles, trouvent dans l'activité une correspondance analogique. Ces règles s'expriment avant tout dans les comportements rituels. Tout rite renvoie à une forme, et l'opération par laquelle l'activité adopte une forme stable constitue l'architecture ; d'où le lien profond entre architecture et rite. ».
C.M. ARIS, op.cit. p.113
Or, et c’est là la base de cette relecture de l’architecture de la ville, on a montré comment l’aire résidentielle, bien plus que l’ensemble des faits urbain primordiaux, présentait ce caractère cyclique constant. Contrairement aux faits urbains patrimonialisés qui peuvent – ou doivent -changer d’activité, le logement est le réel lieu de la répétition rituelle dans la ville. Ainsi, souhaiter monumentaliser le logement n’est pas seulement un acte politique critique mais finalement une application des plus académiques des objectifs de l’architecture comme discipline.
Ne reste alors plus qu’à trouver quelle stratégie formelle permettrait le mieux cette rehiérarchisation programmatique.
L'ensemble des articles issus de l'exposition sont disponibles ci-dessous:
# | Titre | Auteur | |
---|---|---|---|
001 | Exposition #01 Tuez vos Pères | ASAP | Expo #01 |
003 | Architecture Non Non Référentielle | Sacha Nicolas & Basile Sordet |
Tuez vos pères |
004 | Le paysage d'après Mendeleïev | Clarisse Protat | Tuez vos pères |
005 | Mes chers chez moi | Rachel Rouzaud | Tuez vos pères |
006 | Briser le plan | Thimoté Lacroix | Tuez vos pères |
007 | Vertu et fruits confus | Louis Voyer | Tuez vos pères |
008 | Au delà de la Bigness & l'Emptiness | Louis Fiolleau | Tuez vos pères |
009 | Fear and Learning from Las Vegas | Hugo Forté | Carte Blanche |
010 | Le temple de la physicalité | Louis Fiolleau | Carte Blanche |
011 | Situez vos pères | ensa Nantes Studio MHP |
Workshop |